Une grande bouche noire et cruelle, une femme coupée en deux, un pied gigantesque couvert de boue… Voilà quelques-unes des formes que peuvent prendre les yokai japonais, ces esprits entre démon et fantôme, qui nous entraînent du côté du surnaturel. De quoi ces créatures sont-elles le nom?
Avec
- Stéphane du Mesnildot Critique, commissaire d’exposition et spécialiste du cinéma japonais
- Mary Picone Maîtresse de conférences à l’EHESS
- François Lachaud Directeur d’études à l’École française d’Extrême Orient, spécialiste de l’histoire religieuse et culturelle du Japon
Inquiétantes créatures japonaises! Est-il possible que le Japon soit poursuivi par un menaçant fantôme d’Orient? C’est ce qui est arrivé à Enghien, en mai 1920, sur l’hippodrome. Dans sa rubrique hippique, le 29 mai 1920, le journal Paris-Soir recommande de miser sur le Japon. Hélas, il est arrivé troisième, éprouvé par sa course quand les fantômes japonais, eux, montrent toujours beaucoup de vigueur!
Une prolifération des fantômes à l’époque Edo?
Dès le Moyen Âge, des recueils de récits fantastiques évoquent les yokai – créatures surnaturelles du folklore et de la mythologie japonais – et les légendes qui leur sont associées, comme Les Histoires qui sont maintenant du passé (Konjaku monogatari shû), une compilation d’anecdotes qui date du XIe siècle. C’est néanmoins à partir de l’époque d'Edo (1603-1867) que leur présence dans la société japonaise et leur représentation prolifèrent. Les Japonais commencent alors à apprécier les yokai comme une source de divertissement, notamment à travers des livres illustrés et des recueils de contes effrayants. Les yokai prennent des formes très différentes, et peuvent avoir des caractéristiques humaines, mais aussi animales, ou alors franchement inidentifiables. "Ces fantômes ont de multiples apparences. Parfois, le fantôme se transforme en chat terrifiant. Il s’agit d’un être le plus souvent féminin qui accomplit la vengeance.", explique Mary Picone.
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Les yokai sont des entités particulièrement plastiques, qui se sont constamment adaptées aux évolutions de la société japonaise. Dès l’époque d’Édo, des yokaiinédits font leur apparition, parfois inventés de toutes pièces par des artistes, ou diffusés par de nouvelles légendes populaires. Le recueil de kaidan, des histoires de fantômes japonais, écrit par Lafcadio Hearn en 1904, Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, est un exemple de cette inventivité toujours renouvelée. La tradition des yokai se perpétue ainsi jusqu'à aujourd'hui avec l’émergence de légendes urbaines très connues au Japon.
Du théâtre kabuki aux estampes d’Hokusai: une représentation plurielle
La représentation des yokai ne se limite néanmoins pas à des récits littéraires et populaires: les créatures surnaturelles occupent une place de choix dans le théâtre japonais, d’abord le théâtre nô, puis le théâtre kabuki. L’une des histoires de fantôme japonais les plus connues vient ainsi du théâtre kabuki: Yotsuya kaidan, Histoire du fantôme de Yotsuya (1825) de Nanboku Tsuruya IV, qui met en scène la malheureuse Oiwan, défigurée et assassinée par son mari, et revenue d’entre les morts pour le hanter. "On va au théâtre kabuki pour se faire peur. Les pièces finissent souvent par la violence et par un féminicide. C'est un théâtre de l’horreur avant tout.", explique François Lachaud.
Du côté des arts visuels, pendant la période Edo, le mouvement ukioy-e, dit du monde flottant, voit la multiplication d’estampes gravées sur bois, dont une bonne partie représente des yokai. Le célèbre peintre Hokusai s’illustre dans cette veine, notamment avec le recueil Cent histoires de fantômes, vers 1830. Enfin, le cinéma s’empare à son tour de cet univers surnaturel. Dès ses débuts, lorsqu’il est encore très tributaire de l’héritage du théâtre no et kabuki et de l’esthétique des estampes,le cinéma japonais met en scène des histoires fantastiques, créant ainsi un courant qu’on a appelé le kaidan eiga. Dans un deuxième temps, dans les années 1990 et 2000, la J-Horror fait son apparition, et consacre le genre du film de fantômes japonais horrifique,notamment avec le film Ring (1998) de Hideo Nakata, qui marque durablement les esprits et contribue à diffuser dans le monde entier la culture surnaturelle nippone.
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Des fantômes au cœur de l’histoire du Japon
Tout au long de leur histoire pluriséculaire, les yokaiont exprimé les tensions et les contradictions de l’histoire sociale, culturelle et politique du Japon. Beaucoup de yokai sont ainsi des figures de femmes bafouées, battues, ou tuées, qui reviennent d’entre les morts pour demander justice, ce qui met en évidence la place subalterne des femmes dans la société féodale japonaise.Aujourd'hui, la technologie vient se glisser dans les histoires de fantômes et les modernise, comme dans le film Ring, où une cassette vidéo permet à une terrifiante revenante de se venger des vivants.
Les Japonais entretiennent donc un rapport fort avec les fantômes lié à leur propre conception de la mort. "En Occident, les cimetières sont protégés par des murs, ils sont enclavés, fermés à double tour. Au Japon, le cimetière est un quartier dans la ville. Des jeunes filles à vélo peuvent traverser le cimetière de manière naturelle.", souligne Stéphane du Mesnildot. Après le traumatisme national du tsunami de 2011, de nouveaux fantômes ont fait leur apparition, dans un contexte où les morts et disparitions nombreuses exacerbaient la sensibilité surnaturelle des Japonais.
Pour aller plus loin
- Stéphane du Mesnildot, Fantômes du cinéma japonais. Les métamorphoses de Sadako, Éditions Rouge Profond, 2011
- François Lachaud, La Jeune Fille et la mort. Misogynie ascétique et représentations macabres du corps féminin dans le bouddhisme japonais, Collège de France-Institut des hautes études japonaises (IHEJ), 2006
Références sonores
- Extrait du film Casperde Brad Silberling, 1995
- Extrait du film Kwaidan de Masaki Kobayashi, 1964
- Archive INA de Jean Douchet à propos du film Les Contes de la lune vague après la pluie deKenji Mizoguchi, France Culture, 25 juillet 1995
- Lecture par Maïwenn Guiziou d'un extrait du Kara monogatari:Comment l'empereur Wu des Han fit brûler l'encens pour ressusciter les morts en mémoire de Dame Li
- Extrait du film Le Voyage de Chihiro, Hayao Miyazaki, 2001
- Archive INA de Jean Topart sur Hokusai, ORTF, 27 octobre 1968